Les spirales verticales et compactes découvertes dans les sables du Miocène des Badlands en Amérique du Nord à la fin du 19ème siècle ont longtemps interloqué. Qui et comment avaient été forgées  ces structures hélicoïdales de plusieurs mètres ? Des végétaux et leurs racines comme le pensait leur découvreur ? Ou quels animaux et dans quel dessein ? La question est restée en suspens presqu’un siècle, jusqu’à ce que l’on mit au jour les restes osseux de cet artisan du passé figé dans la mort au fond de l’un de ces terriers  : un castor géant mort piégé dans son antre estivale.

La conquête de l’Ouest fut et reste pour les amateurs de fossiles un épisode qui vit s’épanouir bien des talents. Parmi eux,  Erwin Hinckley Barbour (1857-1947)  professeur de géologie à Lincoln, Nebraska, arpenta les Badlands du centre des Etats-Unis  sa vie durant et récolta des quantités considérables de Mammifères fossiles oligocènes et miocènes devenus fleurons des collections de l’Université d’Etat du Nebraska à Lincoln City où il enseignait. Mais c’est surtout un fossile énigmatique  qu’il a révélé qui l’a rendu célèbre : le « tire-bouchon du diable » qu’il nomma Daemonelix de son synonyme latin dérivé du grec lorsqu’il signala ces phénomènes sédimentaires observés dans les dépôts du Miocène, 20 à 23 ma, dans toute une série de publications à compter de 1891 (1).  

Dans ses recherches sur le terrain il fut guidé par les rangers et fermiers de ces régions désolées qui depuis leur installation les dénommaient torsades,  tire-bouchons, et aussi bien sûr tire-bouchons du diable. C’est l’un de ses assistants qui  a pris la pose pour l’objectif de l’équipe de E.H. Barbour, cliché qui fait partie des archives de l’Université du Nebraska. 

Terrier de Daemonelix, Agate fossil beds, Harrison Formation. Archives Université du Nebraska. Auteur James St. John, vers 1890.

Qui était ce fringant jeune homme aux allures de ranger ?  C’est Carla, une stagiaire  rétribuée par cette même université qui a mené l’enquête pour identifier le compagnon de Barbour (4). Son coeur balance entre deux personnages dénommés Frederick C. Kenyon, l’un Britannique  spécialiste de langues anciennes et épisodique prédicateur alors âgé de 23 ans, ou l’un de ses cousins natif de l’Illinois devenu neuro-anatomiste qui fit carrière  au début du 20ème siècle.

Qu’importe l’identité de ce vrai-faux ranger. Notons surtout que les  formations du Miocène des Badlands du centre des Etats Unis que l’un ou l’autre explora en compagnie de leur mentor sont faites de couches de sables de plusieurs dizaines de mètres de puissance. Les torsades en question apparaissent dans leurs découpes provoquées par l’érosion et forment des spirales  d’argile indurée. Leur taille est variable, d’un à plusieurs mètres ; elles sont souvent associées à un réseau de tunnels de même diamètre plus ou moins horizontaux, ainsi qu’à d’autres portions de « rhizomes » indurés suivant l’auteur. Car dans ses différentes publications, en conclusion de tous ses travaux, E. H. Barbour ne doutait pas de l’origine végétale de ces différentes concrétions. Pour lui, des racines et rhizomes de végétaux les avaient creusées dans les sous-sols sableux et  avaient développé des réseaux  de différents types et forme. Une fois le végétal dissous, ces cavités avaient été comblées par une argile qui en avait épousé la forme. 

Cette hypothèse ne trouva pas, loin de là, l’agrément de ses collègues d’alors, et aussi de bien de ses successeurs, en particulier l’un d’eux C.B. Schultz qui en 1942 publia une revue critique sur ce qu’il dénomma « le problème Daemonelix » (2). Pour cet auteur,  il ne faisait guère de doute : les « tire-bouchons du diable » étaient des terriers fossilisés qu’avaient creusé de gros rongeurs, et pourquoi pas des castors fossiles, les Palaeocastor d’alors que plusieurs paléontologues avaient signalé dans ces mêmes couches. Ces rongeurs du Miocène étaient deux fois plus gros que les castors actuels, et pesaient entre 50 à 60 kg. Ils étaient pourvus de puissantes incisives et de membres massifs, donc fort capables de creuser des terriers profonds et vastes. 

Pourtant, longtemps cette hypothèse « animale » ne trouva guère d’audience. Jusqu’au jour où le gout de la polémique et la pugnacité s’invitèrent dans ce débat pluri-décennal : Larry Martin  le nouveau directeur du Musée de Lincoln, Nebraska et son assistante Debra Bennett s’investirent totalement sur ce thème de recherche et multiplièrent les observations de terrain ainsi que les publications sur le sujet (3). On savait depuis peu que les accumulations de sable de la Harrison Formation où l’on trouvait des Daemonelix étaient le résultat de l’activité éolienne en période de saison sèche. : des tornades sableuses avaient construit ces systèmes de dunes. Par des observations minutieuses, les deux paléontologues  ont pu constater que les rainures observées dans les parois des tire-bouchons correspondaient exactement aux diamètres des incisives aplaties de Palaeocastor : il ne faisait donc pas de doute que ses animaux pour se protéger en saison chaude des intempéries estivales venteuses et torrides, et y élever à l’abri leurs familles, creusaient ces cavités spiralées. Certains étaient gauchers, et l’hélice était lévogyre, d’autres droitiers, et le résultat était un terrier dextrogyre ! En adoptant une architecture spiralée, l’effet thermo protecteur se trouve évidement renforcé. De plus,  à la base; faisant un angle d’environ 30°, l’animal aménageait une chambre de repos d’environ un mètre de  longueur. Clou de la démonstration, en poursuivant les recherches, on a découvert en différents lieux des squelettes de Palaeocastor piégés au fond de leur terrier ainsi que l’illustre cette reconstitution présente dans le Musée National de la Smithsonian Institution à Washington DC. 

Reconstitution du Palaeocastor (Nobu Tamura), Crâne du même et reconstitution du terrier au National Museum of Natural History (Washington DC)

Au fur et à mesure des découvertes, on s’est aussi aperçu que les terriers de Daemonelix étaient répartis non pas au hasard, mais constituaient des colonies, presque des « villages » qui laissent supposer qu’une certaine vie sociale unissait différentes familles. De plus, on a pu constater que ces terriers creusés par les Palaeocastor pouvaient avoir été  occupés par d’occasionnels locataires, qu’ils soient des Castoridés d’une autre espèce que le Palaeocastor fossor architecte initial, d’autres rongeurs tels le Cricétidé Gregorimys fouisseur à bajoues, voire un carnivore Zodioleste, qui lui cherchait sans doute à inscrire à son menu du castor et ne conclut jamais son repas… Tous souhaitaient trouver une proie ou un refuge pour se mettre à l’abri des torrides tempêtes de sable qui balayaient alors la région, qui aujourd’hui encore subi de redoutable épisodes venteux. 

A l’issue de ces travaux, on pourrait croire qu’il ne reste rien des conclusions de E. H. Barbour qui il faut le rappeler avait trouver des restes de tissus végétaux dans les torsades, ce qui appuyait son hypothèse végétale. Il n’en n’est rien : il ressort que ces cavités furent colonisées de tout temps par des végétaux qui profitaient grâce à  l’humidité qui y régnait  ; et les plantes à la recherche d’eau ont rapidement poussé leurs racines dans les parois des terriers humidifiées de telle sorte que les Palaeocastor devaient de temps en temps les brouter pour maintenir libre l’accès à leur refuge. Dans la région les cendres volcaniques constituaient un élément éolien de première importance pour la formation des dunes, et  elles ont alimenté en silice les eaux de ruissellement tapissant les structures spiralées. Cette silice absorbée par les racines a consolidé et fini par fossiliser leurs parois. 

Pour autant, jusqu’à son dernier souffle, E.H. Barbour refusa de croire que ses tire-bouchons du diable avaient été creusés par des animaux !

  1. E.H. Barbour, 1897. Nature, structure, and phylogeny of Daemonelix. Bull. Geol. Soc. America, 8 :  305-314.
  2. CB. Schultz. 1942. A review of the Daemonelix problem. Papers from the University Studies series (The University of Nebraska). 95.
    https://digitalcommons.unl.edu/univstudiespapers/95 
  3. Martin, Larry D.; Bennett, Debra K. (October 1977). « The burrows of the miocene beaver palaeocastor, Western Nebraska, U.S.A ». Palaeogeography, Palaeoclimatology, Palaeoecology. 22 (3): 173–193. doi:10.1016/0031-0182(77)90027-x

(4) http://www.greetingsfromthepast.com/2019/01/daemonelix-devils-corkscrews/