Le rêve d’Icare, avant lui, des centaines de Mammifères l’ont réalisé et pris leur essor, tous velus et sans aucune plume pour les soutenir. Ces Mammifères planeurs s’élançant de points hauts pour gagner un autre refuge, ou volants et battant des ailes des heures entières et franchissant terres et océans pour trouver pitance, on en dénombre des milliers d’espèces depuis le Jurassique. Leurs modes de déplacement aérien  d’apparence sont variés, et au moins 10 ordres  aux ascendances diverses possèdent ce talent. Chacun a innové à sa façon pour acquérir et maitriser les fondamentaux de l’essor et du vol, ainsi que  les qualités nécessaires pour se repérer, de nuit et de jour, naviguer dans les airs en profitant des courants ascendants afin de se transporter sans fatigue, éduquer sa progéniture à cette grande et magnifique Ecole de l’Air que notre planète met à la disposition de ses hôtes. 

Quel horloger aveugle a-t-il réglé ces mécanismes et ce à différents moments dans l’histoire des Mammifères ? Est-il possible par la simple analyse anatomique de décrypter les processus qui ont permis à tant et tant d’espèces poilues depuis le Jurassique jusqu’à aujourd’hui de coloniser les airs ?

Le registre fossile éclaire sur l’ancienneté de l’adaptation au vol et, en 2018, j’ai fait  une recension des principales découvertes de ces animaux fossiles tous planeurs aguerris que nous ont révélés  les paléontologues chinois (http://www.dinosauria.org/blog/2018/01/31/planeurs-a-poil-du-jurassique/

 A titre d’exemple est ici figuré l’un d’eux,  Maiopatagium,  et sa reconstitution dans son milieu naturel qui montre une mère protégeant et éduquant son petit (1).

Maiopatagium er reconstitution d’après réf 1.

Maiopatagium er reconstitution d’après réf 1.

Mais pour l’heure, penchons nous sur les Mammifères volants ou planeurs de notre temps, et ils sont nombreux.

Les seuls à se déplacer en battant des ailes sont les Chauve-souris apparues voici 55 ma et représentées  aujourd’hui par plus de 800 espèces réparties sur tous les continents.  S’y ajoutent  de très nombreux autres Placentaires qui eux sont planeurs. Des Rongeurs, les anomalures d’Afrique et des écureuils volants en Asie et en Afrique ; des Primates, les colugos du Sud-est asiatique et le propithèque de Madagascar ;  s’y ajoute un Marsupial d’Australie, le phalanger volant, ci-devant « sugar glider » dans son pays (1) et qui est un youtuber confirmé youtube.com/watch?v=SqiFJSSGF1g

On connait peu de chose sur les modalités et conditions de développement de la membrane alaire et du patagium chez ces différentes espèces. Mais on soupçonne que ce type d’évolution répétitive pourrait être dérivé de programmes de développement ancestraux partagés, dont les obstacles au redéploiement évolutif dans le derme sont soit déclenchés soit à l’inverse obérés. Dès lors, si l’on arrive à élucider les bases génétiques qui permettent la formation du patagium ou des membranes alaires, cela débouchera sur la compréhension à plus large échelle  du développement chez les Mammifères de ce type d’organe, et dans le même temps répondra à la question du comment apparaissent ces innovations  grâce à des programmes qui peuvent  rester cachés ou s’exprimer.

Il se trouve que chez tous les mammifères volants, la formation et différenciation des structures alaires ou des patagiums se fait in utero. A une exception près : le « sugar glider » ou  phalanger d’Australie. Le jeune est expulsé par sa mère très tôt, alors qu’il n’est qu’un embryon nu de quelques millimètres. Le reste de sa croissance se poursuivra dans la poche marsupiale, et en particulier la formation de son patagium va s’ébaucher et se poursuivre alors qu’il y séjourne. Ce qui rend accessible les observations sur les  modalités du développement de sa membrane alaire  ainsi que le suivi génétique de la morphogenèse. Car de nos jours nous avons à notre disposition les  outils moléculaires qui permettent dans un premier temps de décrypter le génome puis ensuite de suivre l’action de ses différents composants.

L’image suivante montre un phalanger au repos et sa membrane alaire plissée le long de son flanc. L’autre image jointe montre un  petit à peine né regagnant la poche marsupiale. La flèche rouge indique   le point de formation s’où se développera la membrane alaire. 

Phalanger (photo Stutterstock) et nouveau-né entrant dans la poche (Charles Feigin).

Il a été possible de suivre pas à pas le développement du patagium chez ce jeune alors qu’il poursuit son développement dans la poche marsupiale de sa mère (2).  Au cours des deux semaines qui suivent son entrée dans la poche, on voit peu à peu une crête qui se développe et s’étend progressivement comme illustré sur les images suivantes. 

Maiopatagium er reconstitution d’après réf 1.

Dans le même temps on a pu aussi suivre l’activité de milliers de gènes durant le développement du patagium et l’enchainement de leurs actions. Ainsi a-t-il pu être mis en évidence que le gène Wnt5a est fortement impliqué dans la morphogenèse dermique et la différenciation de ses différentes couches. Une des méthodes utilisée a consisté à faire des cultures de tissu de souris en laboratoire avec un additif génétique de type Wnt5a qui influe sur la formation du patagium. 

En étendant leurs recherches aux Chauve-souris, cette même équipe de chercheurs a constaté des modes d’influence  tout à fait comparables du gène Wnt5a dans le développement de leur membrane alaire. Or on sait que Marsupiaux et Chauve-souris, qui sont elles des Placentaires, ont divergé voici quelques 160 millions d’années. On peut en conclure que le rôle de Wnt5a dans la mise en place des changements cutanés nécessaires à la formation d’un patagium ou d’une membrane alaire a probablement évolué bien avant que le premier mammifère ne prenne l’air.

A l’origine, ce gène n’avait rien à voir avec le vol, à l’inverse il contribuait à susciter le développement d’autres caractéristiques. Tous les Mammifères ont hérité de cette « boite à outils » et nous-mêmes aussi la possédons. 

Dans quelles conditions certaines lignées usent de ce kit pour fabriquer une membrane alaire reste pour l’heure un mystère. Par exemple, à ce jour il nous est impossible de « fabriquer » une souris volante ! Car en effet nous ne comprenons pas pour l’heure ce qui provoque le développement dans les tissus dermiques de membranes susceptibles de constituer des ailes ou un patagium, et il est probable et même certain que d’autres gènes doivent contribuer à participer à ce processus. Il n’empêche que ces études sont un premier pas.En tant qu’humains, nous ne sommes pas les meilleurs mammifères volants, loin de là ! Mais essayer de réaliser le rêve d’Icare est dans notre ADN. Ces travaux sont une première étape, un premier saut. 

  1. Meng QJ et al. 2017.  New gliding mammaliaforms from the Jurassic », Nature, vol. 548, no 7667, août 2017, p. 291–296.  DOI 10.1038/nature23476

2) Dénommé en Australie  « sugar glider » pour sa propension outre le vol plané à se régaler de la sève des acacias et eucalyptus de son environnement naturel, Petaurus breviceps (phalanger en français)  est  un animal très sociable, au point d’être devenu animal de compagnie et objet de traffic  des officines dédiées au commerce d’espèces rares et en danger.qui hélas ont pignon sur rue à une échelle planétaire.   

3) C. Y. Feigin et al. , 2023. Convergent deployment of ancestral functions during the evolution of mammalian flight membranes. Science Advances. 9, 

https://www.science.org/doi/10.1126/sciadv.ade7511