Un bénéfice et un coût, comme tout solde que génère une collaboration. Telle est la conclusion d’une étude menée durant deux décennies dans une zone protégée du Congo où cohabitent des tribus de gorilles et de chimpanzés. Les interactions entre espèces sont multiples et se concluent de différentes façons, depuis la collaboration et la prévention à l’endroit des prédateurs jusqu’à des agressions mortelles, des contaminations virales ou bactériennes préjudiciables aux uns comme aux autres, et aussi le partition équilibrée des richesses végétales sources de leur alimentation (1).

Depuis une vingtaine d’années, des éthologues observent et documentent dans la forêt congolaise les relations qu’entretiennent les groupes de gorilles (Gorilla gorilla et Gorilla beringei) et ceux de chimpanzés (Pan troglodytes) qui y cohabitent. Tous exploitent les mêmes productions végétales des lieux, feuilles, fleurs, fruits, racines et rhizomes. Disant cela, lorsque les uns et les autres font une heureuse découverte, c’est bientôt tout le peuple des grands singes qui en est informé. D’où des rencontres, des disputes mais aussi du partage d’information sur les ressources alimentaires et jusqu’à des échanges.
Les uns comme les autres, en particulier les jeunes, peuvent être les victimes des mêmes prédateurs, panthères et serpents, ou sujets à des maladies bactériennes ou virales récurrentes.
Cette proximité et ces échanges sont-ils favorables ou à l’inverse néfastes aux uns et aux autres ?
Quels types de relations entretiennent ces trois espèces et collaborent-elles ? Peut-on à leur propos parler de véritables communautés d’espèces ?

Dans un premier temps il a été envisagé que ces associations de grands singes étaient destinées en premier lieu à mieux se prévenir des prédateurs, léopards, panthères et serpents. Il apparait aujourd’hui que ce type de coopération est sans doute plus lié à la recherche de nourriture. On s’est aperçu en effet que dans 34% des cas c’était autour d’un arbre nourricier que se faisaient les rencontres gorilles-chimpanzés; et aussi que dans 18% des cas c’était au hasard de la recherche de nourriture dans un même espace que les espèces avaient l’occasion de se croiser.
Les trois grands singes dans leur quête de nourriture ciblent plus de 20 espèces végétales dont ils partagent les ressources. Ce qui leur donne l’occasion de poursuivre des collaborations durant plusieurs années. C’est ainsi que les chercheurs ont pu constater qu’à plusieurs reprises, près des arbres fruitiers, de jeunes gorilles et de jeunes chimpanzés recherchaient des partenaires particuliers, des « amis » déjà croisés pour s’engager dans des séances de jeu. Ces types d’interactions révèlent que les relations sociales qui s’instaurent à l’occasion de rencontres éphémères peuvent devenir des amitiés pérennes. De là on peut conclure que la transmission de savoirs entre ces espèces devient bénéfique et participe d’une culture commune qui rend plus efficaces la recherche à plusieurs de ressources alimentaires.
Le revers de la médaille est la contamination bactérienne et virale qui peut se produire lors des rencontres. La proximité phylogénétique entre les espèces concernées augmente le risque. Ainsi par exemple, la propagation du virus Ebola a été favorisée par ces moeurs de sociabilité entretenues entre gorilles et chimpanzés qui a favorisé la la propagation de ce mal. On estime qu’au moins 1/3 des grands singes qui ont été infectés l’ont été du simple fait de leur « coopération ».
Ces constats nous éclairent sur les risques de propagation des maladies répertoriées aussi bien chez les singes que chez les humains, types de transmission largement sous-estimée jusque là.
Par ailleurs et surtout ces observations viennent en contradiction avec une croyance largement répandue en paléo-anthropologie qui soutenait jusqu’ici que dans le cours de l’histoire et de leur évolution, les différentes espèces d’hominidés n’avaient pas cohabité et à l’inverse s’étaient exclues « naturellement » d’un même espace pour éviter toute compétition. D’évidence il est plus que probable que dans le passé, plusieurs espèces ont pu cohabiter, collaborer et même interagir comme aujourd’hui on peut le constater dans la forêt congolaise, et pas seulement pour se défendre collectivement des prédateurs !
(1) Crickette M. Sanz et al. . 2022. Interspecific interactions between sympatric apes. Science 25, 105059, http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/