Lombalgie du chimpanzé devrait qualifier le syndrome de tous ceux parmi les humains qui souffrent du mal de dos, et ils sont très, très nombreux. C’est la suggestion d’une équipe d’anatomistes qui a étudié de près, mesuré dans tous les sens et comparé les vertèbres dorsales d’Homo sapiens, à  celles des chimpanzés et des orangs outangs, en particulier ce point du bas du dos d’où irradie la douleur caractéristique de la lombalgie : la jonction entre la dernière vertèbre thoracique T12 et la première lombaire L1 (1). Et ils pointent du doigt notre mode de locomotion exclusivement bipède, jusqu’à le considérer premier responsable de ce mal.

Le mal de dos est une souffrance largement répandue. En 2004, une enquête du Ministère de la Santé constate que « 70 % à 80 % des Français sont un jour ou l’autre dans leur vie confrontés à ce qui n’est certes pas une pathologie, mais un symptôme douloureux plus ou moins invalidant, et qui altère parfois gravement la qualité de vie. » Une autre, celle là  à l’échelle mondiale, précise que les douleurs lombaires sont la principale cause d’incapacité et qu’elles sont l’origine d’un tiers des invalidités provoquées par le travail.

Le mal de dos est donc un mal profond, et ajoutons qu’il est coûteux à différents titres : pour soulager les patients il faut entretenir une armée de spécialistes, en France 1 kinésithérapeute pour 1000 habitants ; l’ordre de grandeur du coût annuel des lombalgies est estimé entre 1.5 et 2 milliards d’euros ; les rendements au travail se trouvent diminués ; et enfin cette pathologie perturbe les relations sociales à tout niveaux, cellule familiale et  professionnelle en particulier.

Aussi les études sur l’origine de ce mal chronique et invalidant ne manquent pas. S’il est admis que les douleurs sont la conséquence de la formation de hernies discales à la base du dos, pour autant les causes de ces pathologies restent mal comprises. Plusieurs hypothèses sont avancées : prédisposition d’origine génétique, composition du disque intervertébral, traumas accidentels ou tension chronique trop élevée du au poids du patient.

Ce n’est que récemment qu’il a été envisagé que les malformations des disques herniaires pouvaient être induites par  le modelé de la surface des plateaux vertébraux sur lesquels ils reposent. L’autopsie de cadavres a montré que les sujets dont les assises vertébrales étaient concaves ne présentaient aucune anomalie, alors que ceux chez qui elles étaient planes avaient développé des hernies discales. Dans ce cas, le cartilage intervertébral développe des boursouflures dénommées nodules de Schmorl du nom du premier descripteur, un pathologiste allemand du siècle dernier : le cartilage du disque pénètre l’os spongieux du corps vertébral. L’effet de ces nodules est bien visible en radiographie car ils provoquent des encoches dans le corps vertébral.

Radiographie de vertèbres lombaires affectées de nodules de Schmorl  (cliché Wikipedia)
Radiographie de vertèbres lombaires affectées de nodules de Schmorl (cliché Wikipedia)

 

C’est dans ce contexte qu’un groupe de chercheur a fait l’hypothèse que notre mode de locomotion, la bipédie, aussi original qu’unique, pouvait être la cause première de nos chères  et douloureuse lombalgies. Et ils se sont posés la question : comment et quand sommes-nous devenus bipèdes ?

Tout a commencé lorsque quelques uns de nos cousins de la famille des Anthropoïdes se sont décidés à se dresser sur leurs pattes de derrière. Auparavant, leurs ancêtres  se déplaçaient soit dans les ramées des grands arbres où ils vivaient, comme aujourd’hui les orangs outangs, soit pour d’autres, plutôt terriens, à quatre pattes tels les chimpanzés en s’appuyant sur leurs doigts.  Et puis voici qu’il y a quelques millions d’années quelques uns d’entre eux des uns et/ou des autres se sont dressés et sont devenus bipèdes. D’évidence ce fut une réussite, et nous aurions tord de nous en plaindre. Mais les transformations anatomiques qui ont suivi ressemblent plus à un itinéraire bison futé qu’à une droite ligne. Membres et ceintures les soutenant se sont transformés, mais c’est en particulier l’épine dorsale  qui a été redessinée pour assurer dans un port vertical le soutien de la tête, et aussi plus bas celui des principaux organes viscéraux. Cette érection de tout un corps a eu pour conséquence que la colonne vertébrale adopte un nouveau design, et de courbe, elle est devenue sinueuse, comme illustré ici.

 

Silhouettes de Chimpanzé et d’Homme et détail de la colonne vertébrale de l’Homme
Silhouettes de Chimpanzé et d’Homme et détail de la colonne vertébrale de l’Homme

Et il ne faut pas s’étonner que quelques accidents de parcours se soient produits au cours de ces transformations anatomiques.

Pour la colonne vertébrale, le résultat de l’histoire est qu’elle a deux points faibles : la base du cou et la base du dos. Et c’est  sur ce dernier, sorte de  talon d’Achille  haut placé, que des chercheurs ont souhaité concentrer leur attention sur la jonction entre dernière vertèbre thoracique (T12) et première lombaire (L1), siège de tant de maux chez tant de patients.

Pour ce faire ils ont comparé de façon scrupuleuse les plateaux vertébraux de cette région de quatre types de sujets : des chimpanzés, des orangs outangs, des homo sapiens sains et des sujets des mêmes affectés de nodules de Schmorl.

Les techniques de morphométrie géométrique utilisées font appel à des analyses canoniques des variables linéaires mesurées sur les corps vertébraux de la dernière vertèbre thoracique (T12) et de la première lombaire (L1) comme illustré sur la figure suivante.

Dimensions entre points d’intérêts anatomiques, base des études morphométriques. La vertèbre est une première lombaire. (Fig. 1 in réf. 1).
Dimensions entre points d’intérêts anatomiques, base des études morphométriques. La vertèbre est une première lombaire. (Fig. 1 in réf. 1).

C’est en effet au niveau de leur contact que les douleurs irradient pour cause de malfaçon : les nodules de Schmorl, hernies entre disques vertébraux étant la principale cause du mal de dos.

Pour faire les comparaisons les chercheurs ont fait appel à une technique classique qui consiste après avoir choisi une référence type à comparer de façon statistique sur cette base les sujets étudiés. La méthode est dénommée  «  analyse canonique de Procuste ». Cet aubergiste aussi facétieux que légendaire de la Grèce antique, inspiré par les Dieux disait-il, lorsqu’un hôte se présentait et demandait asile, se devait au cours de son séjour soit de le raccourcir s’il était trop plus grand, soit l’écarteler s’il était trop petit. Pour ce faire il invitait son visiteur à dormir dans un lit étalon : profitant de son sommeil, après l’avoir maitrisé, il accomplissait son office d’émondeur ou d’extenseur…jusqu’au jour où il eut affaire à Thésée qui inversa les rôles et lui trancha la tête.

Beaucoup d’études morpho métriques ont adopté la philosophie de l’aubergiste  d’antan, et  comparent les mensurations de différents sujets à  l’un d’eux pris pour référence. Dans le cas qui nous occupe, la référence choisie est la surface de contact de vertèbres d’un Homo sapiens avec des encoches caractéristiques qui montrent qu’il a développé une hernie discale. On va la comparer avec celles aussi bien de sujets sains que d’autres appartenant à d’autres espèces, en l’occurrence des chimpanzés et orangs outangs.

L’échantillon étudié rassemble 114 vertèbres d’Homo sapiens dont près de la moitié sont sains (point jaune) et l’autre présente des nodules de Schmorl (point rouge), 56 de chimpanzé (triangle rouge) et 27 d’orang outang (triangle bleu).

Les deux schémas qui suivent illustrent les regroupements constatés. Le premier constat est que l’aptitude à la locomotion, définie sur la base de la présence de nodules de Schmorl, dépend de la forme du contact entre dernière vertèbre thoracique et première lombaire : ce sont les défauts d’ajustement constatés à ce niveau qui provoquent les pathologies.

Distribution de la variance des vertèbres T12/T13. Points jaunes humains en bonne santé, points rouges malades du dos, triangle rouge chimpanzés, ronds bleus orangs outangs. (a : Analyse Canonique, b : Analyse en Principale Composante). Fig.2 in réf. 1
Distribution de la variance des vertèbres T12/T13. Points jaunes humains en bonne santé, points rouges malades du dos, triangle rouge chimpanzés, ronds bleus orangs outangs. (a : Analyse Canonique, b : Analyse en Principale Composante). Fig.2 in réf. 1

 

Distribution de la variance des vertèbres L1. Points jaunes humains en bonne santé, points rouges malades du dos, triangle rouge chimpanzés, ronds bleus orangs outangs. (a : Analyse Canonique, b : Analyse en Principale Composante). Fig.3 in réf. 1
Distribution de la variance des vertèbres L1. Points jaunes humains en bonne santé, points rouges malades du dos, triangle rouge chimpanzés, ronds bleus orangs outangs. (a : Analyse Canonique, b : Analyse en Principale Composante). Fig.3 in réf. 1

Sur les 4 schémas de distribution ici figurés, il apparaît que les caractères morphométriques des vertèbres des humains présentant des pathologies sont très proches des vertèbres de chimpanzé voire même en sont indistinguables.

Ainsi il s’avère que les individus qui développent des hernies discales sont mal adaptés à la bipédie.

Parodiant Billy Wilder, on pourrait se contenter de déclarer « Personne n’est parfait », et ainsi d’un coup de balai plus qu’hypocrite faire disparaître le problème sous le tapis. Faut-il alors conseiller aux malades de se déplacer à quatre pattes ? Un peu, mais pas tous les jours, et le plus rarement possible après sevrage.

 

(1) Plomp et al., 2015. The ancestral shape hypothesis: an evolutionary explanation for the occurrence of intervertebral disc herniation in humans BMC Evolutionary Biology (2015) 15:68  DOI 10.1186/s12862-015-0336-y