D’emblée je dois rassurer : aucune des aïeules de notre espèce ne sera mise en cause dans ce billet, du moins dans un premier temps. Les grands-mères vedettes qui font l’objet de cette réflexion sont les orques, ces baleines tueuses en livrée noir et blanc qui se repaissent de poissons, pingouins, manchots, phoques et dauphins dans toutes les mers du globe. On vient de montrer que les femelles ménopausées de l’espèce sont des guides appréciés par les jeunes générations, très attentives à leurs leçons de chasse, aussi bien dans la recherche des proies que le choix des stratégies pour les affoler et ainsi mieux s’en saisir (1).
Assurées d’une longévité de près d’un siècle, les femelles des orques, à l’opposé de leurs partenaires mâles, deviennent stériles dans le derniers tiers de leur vie et il y a interruption de la menstruation, bien que tous leurs oocytes n’aient pas été utilisés. Comme certains Primates, en particulier notre espèce, elles sont frappées de ménopause. Au cours de leur vie, elles ont donné le jour à 4 ou 5 petits avant de devenir stériles, alors que leurs partenaires mâles continuent de procréer jusqu’en fin de vie, mais ils meurent plus jeunes, et ne dépassent pas 50 ans.
L’étymologie de orque dans notre langue fait référence à sa nature mammalienne : sorte de cétacé. L’anglais qui les désigne sous le terme de « killer whale » = baleine tueuse est plus précis, et rend compte de leurs qualités premières : les orques sont des super prédateurs…ou prédatrices suivant que l’on souhaite ou non que le genre s’accorde, débat qui n’est pas près de se clore . http://www.cafebabel.fr/societe/article/lhomme-est-la-regle-la-femme-est-lexception.html

Les orques vivent en groupe stable de quelques dizaines d’individus adultes des deux sexes avec leurs petits. Ce sont des nomades sans cesse sur la brèche pour capturer et se repaître de poisson ou viande frais (ou fraiche, voir plus haut) dans toutes les mers du monde. Qu’il se crée une connivence certaine entre les partenaires d’un même troupeau pour capturer des proies a déjà été observé.
https://www.youtube.com/watch?v=_Sd9eQUbl8c
Ce qui est nouveau est que des observations répétées ont mis en évidence le rôle de guide de chasse pour le groupe des « grands-mères » ménopausées, en particulier quand les orques suivent les saumons, l’une de leur proie favorite, lors des migrations d’été sur les côtes du Pacifique de Colombie Britannique et de l’Etat de Washington. Il a pu être montré que les orques chassent alors en meute, et les guides de chasse qui mènent la danse sont les femelles âgées, ménopausées. D’évidence elles guident leurs filles accompagnées de leur progéniture dans la chasse. Qui plus est, lorsque les proies sont plus rares, les « grands-mères » se montrent plus actives dans leur action de dépistage et d’affolement du gibier pour assurer de meilleures prises à leur progéniture. Il est piquant de constater que les plus attentifs à suivre ces « leçons » de chasse sont les petits-fils des grands-mères qui collent aux basques de leur mamans plus près que ne le font leurs jeunes soeurs !

Chez les mammifères, la ménopause reste un phénomène un peu mystérieux. Elle n’a été observée que chez certains cétacés dont l’orque, et des Primates, en particulier notre espèce.
L’arrêt de la menstruation se produit chez la femme entre 40 et 50 ans, en regard d’une longévité médiane de plus de 75 ans. Quel est l’avantage sélectif pour l’espèce de cette stérilité précoce ?
Le bon sens populaire nous rappelle que les grands-mères détiennent bien des secrets : l’art de faire des confitures et tricoter des vêtements chauds, soigner les plaies et bosses de leurs petits enfants, les conseiller mieux que leurs parents dans leurs premières amours et toute autre embuche qui nous guette à l’orée de la vie. Mais dictons et proverbes ne valent pas science. Alors, voici presqu’un demi siècle, un très perspicace anthropologue anglo-saxon a fait le lien entre cette compassion naturelle trans-génération et la durée de reproduction limitée de nos compagnes qui au de là de 40 à 50 ans ne peuvent plus donner la vie. En 1957 George Christopher Williams (1926-2010), biologiste de l’évolution, a proposé the « grand mother hypothesis » : la ménopause a-t-il énoncé libère nos compagnes dans le dernier tiers de leur vie pour mieux assister leurs filles dans l’élevage de leur nichée. Ainsi ces dernières peuvent se consacrer à d’autres tâches, et même avoir plus d’enfants. Cet avantage sélectif fut par lui nommé : « the grand mother effect ». Cette assistance à l’élevage a pour effet direct la survie de plus d’enfants pour une mère, parce qu’ils restent protégés lorsqu’elle s’absente, en particulier à l’abri de la gourmandise insatiable des mâles, qu’ils appartiennent ou non à la tribu. Et puis, libérées de la charge de l’élevage, elles peuvent envisager d’à nouveau procréer.
Empruntant ces brisées jusqu’à considérer plus que vraisemblable l’hypothèse, d’autres anthropologues se sont saisis du problème afin de situer dans l’histoire de l’Humanité l’adoption de cette stratégie. Ils concluent que le boom démographique de notre espèce, dont les effectifs s’accroissent de façon significative dès les débuts du plus récent réchauffement climatique, en est la conséquence la plus visible. L’assistance à l’élevage assurée par les grands-mères s’est alors généralisée chez les peuples chasseurs-cueilleurs, ce qui a permis l’essor démographique des Homo sapiens.
On peut ou non partager ce point de vue. Mais on doit ajouter que par comparaison, tous les Primates n’ont pas connu le même succès numérique : la ménopause affecte les femelles de 16 autres espèces de grands singes. Pour autant leurs effectifs en comparaison de ceux d’Homo sapiens font plutôt riquiqui. Il est vrai qu’aucun d’entre eux n’a inventé l’eau chaude.
Il me semble que le grand mystère de la ménopause se situe à un autre niveau : pourquoi les femmes fabriquent près de 30 000 oocytes disponibles à la fécondation dès leur plus jeune âge, à la puberté, alors que seulement 400 d’entre eux seront mis sur le marché de la reproduction lors des trois ou quatre décennies où elle sont fertiles ?
Post scriptum : ce billet arrive un peu tard, je le reconnais : la fête des Grands-Mères a été célébrée dans notre pays le 1er mars dernier.
(1) Lauren J.N. Brent, Daniel W. Franks, Michael A. Cant, Darren P. Croft. 2015. Ecological Knowledge, Leadership, and the Evolution of Menopause in Killer Whales. Current Biology 25, 1–5, March 16.
http://dx.doi.org/10.1016/j.cub.2015.01.037