Dans les forêts tropicales humides, les sangsues abondent qui se nourrissent du sang des mammifères de toute taille les parcourant. On peut aisément les récolter lorsqu’elles sont sur un feuillage du sous bois, soit au repos, soit à l’affut d’une victime. Leur contenu stomacal est très riche d’informations et renseigne sur l’identité et la densité des espèces de mammifères de leur entourage, les caractéristiques génétiques des victimes, aussi sur le régime alimentaire des animaux dont elles sucent le sang, et même leur état de santé, en particulier les maladies et parasites dont ils sont porteurs (1).
L’Asie du Sud Est constitue pour la biodiversité des mammifères un hotspot d’une très grande richesse, mais aussi en très grand danger : plus de 25% des espèces qui y vivent sont des menacées de disparition, et des spécialistes envisagent même que la situation est pire. Pour surveiller l’état démographique de ces populations et améliorer les mesures de protection et de conservation de cette biodiversité en danger, il convient en préalable d’établir des bilans démographiques réguliers de ces populations, et posséder une bonne connaissance de leur état de santé, à tous les points de vue. Les méthodes classiques d’observation parce que trop invasives s’avèrent dangereuses pour ces espèces très fragiles, parce que clairsemées et d’effectifs réduits. Les technologies modernes certes sont performantes qui proposent d’implanter des caméras espions, ou autres postes d’observation très duscrets. Mais seuls les grands mammifères sont concernés par ce type d’approche. D’autres techniques, le piégeage en particulier, consistent à faire des prélèvements sur des populations fragiles, au point de les mettre en danger.
Ainsi la discrétion s’impose pour les scientifiques en charge de la gestion de ces milieux, et les sangsues sont devenues pour eux des auxiliaires à la fois à la fois performants et furtifs qui leur permettent de surveiller sans les perturber les populations de mammifères et d’oiseaux des forêts tropicales humides. D’autant que à l’inverse des caméras qui n’enregistrent que les mouvements des grands mammifères, les sangsues échantillonnent toutes les espèces à sang chaud, à poils ou à plumes, grandes ou petites, terrestres, souterraines ou volantes, y compris les plus rares. L’étude de leur contenu stomacal constitue donc un subterfuge de bon aloi qui évite de perturber des animaux aussi rares que fragiles.

C’est au Bangladesh, Cambodge et dans les sud de la Chine que la « collaboration » sangsues scientifiques est la plus développée. Ainsi ces derniers ont-ils pu échantillonné grâce aux 25 clades de sangsues qui y vivent les informations sanguines sur plus de 30 espèces de Mammifères sauvages et quelques oiseaux. Certaines sangsues ont des préférences et par exemple étant cavernicoles se nourrissent plutôt du sang de chauve souris. Le sang des mammifères les plus fréquents que l’on a retrouvé dans les estomacs des 750 sangsues prélevées sont la civette d’Asie et le macaque à queue de lion, des bovidés domestiques et sauvages, des loups et chats sauvages, et bien sûr du sang d’Homo sapiens !
Cette méthode d’étude indirecte de l’état de santé des populations de Mammifères apparait donc très prometteuse. Mais en préalable, les équipes qui ont initié ces études s’attachent à établir de façon plus précise les relations phylogénétiques des hématophages.
(1) Michael Tessler, Sarah R. Weiskopf, Lily Berniker, Rebecca Hersch, Kyle P. Mccarthy, Douglas W. Yu & Mark E. Siddall (2018): Bloodlines: mammals, leeches, and conservation in southern Asia, Systematics and Biodiversity,
DOI: 10.1080/14772000.2018.1433729