Dans les combats entre mâles, le melon du cachalot est-il une arme redoutable ? Pour certains, cette masse adipeuse de plusieurs tonnes qui repose sur le toit crânien serait un gigantesque bélier. Mais le melon assure bien d’autres fonctions. Traversés par les canaux nasaux, spermaceti et junk modulent les ondes sonores et de réflexion qu’utilise ce super prédateur pour communiquer avec ses congénères et se repérer par écholocation dans les fonds marins. Est-il possible que les gigantesques coups de tête que ces animaux échangeraient à la période du rut n’altèrent ces facultés multiples ? Comment les cachalots résistent-ils à ces tamponnements de géants sans perdre une once de leurs facultés ? Autrement dit, le melon est-il coercible (1) ? C’est la question posée par un groupe de zoologistes qui a eu recours aux méthodes et modélisations d’ingénierie en usage chez les spécialistes de la résistance des matériaux (2).
Par sa taille, un tiers de celle de l’animal entier et donc pesant plusieurs tonnes, le nombre de fonctions qu’il assure, le melon du cachalot est un organe plus qu’exceptionnel, unique dans le règne animal. Une gaine musculaire recouvre deux masses adipeuses superposées, le spermaceti et le junk. Elles sont traversées par les canaux nasaux qui assurent une double fonction : l’écholocation qui permet à l’animal de visualiser les obstacles du milieu où il se déplace, et par ailleurs il peut communiquer avec ses congénères en émettant des clicks codés émis par son « museau de singe » qui sont un véritable langage. Spermaceti et junk reposent sur le toit crânien qui forme un berceau pour les accueillir, et ces deux masses ne sont donc pas protégées par une armature osseuse. A l’inverse du spermaceti d’aspect homogène, le junk est compartimenté en grandes cellules verticales dont les parois sont faites de tissu conjonctif. Il faut aussi souligner le dimorphisme sexuel de l’organe : le melon du cachalot mâle est deux fois plus développé que celui des femelles de même âge.

L’expérience de rencontres entre cachalots en fureur et navires qu’ils ont percuté et coulé au siècle dernier est devenue plus qu’une légende grâce à Herman Melville et son roman « Moby Dick ». En outre, en de nombreuses occasions des doris de baleiniers ont été télescopés et broyés. Ces agressions ont contribué à imaginer que ces « débordements » n’étaient après tout que l’expression occasionnelle du comportement du cachalot mâle en période de rut.
Ces grands prédateurs sont des animaux sociaux qui n’en déplaise à leur taille jusqu’il y a quelques dizaines d’années couraient les mers avec femelles et petits en troupeaux serrés de plusieurs centaines d‘individus. Il est vraisemblable de penser que les combats entre mâles étaient alors courants, et s’ils ne sont pas aujourd’hui observés, cela s’explique par la raréfaction de l’espèce dans les espaces océaniques. Il n’empêche qu’en plus d’une occasion sur leurs cadavres, à l’issue de capture ou d’échouage, il a été constaté que les victimes mâles portaient les traces de violents combats. Comme l’illustre la figure suivante, les marques de coup sont concentrés sur la partie inférieure de la tête, celle qui abrite le junk, alors que la partie haute où se localisent le spermaceti et le museau de singe émetteur de clicks ainsi que l’évent qui favorise l’écholocation. Le sommet de la tête est exempt de traces d’agressions. Et l’on se dit en voyant ces images qu’heureusement le cerveau repose tout à l’arrière, à la base du berceau osseux que constitue le toit crânien, et donc reste à l’abri et protégé des coups.

Il semble donc que le melon sert de bélier lors des combats entre mâles, et tout récemment un pilote d’hélicoptère qui survolait le golfe de Californie a pu observer deux mâles en train de combattre tête à tête.
Pour étudier et éventuellement autopsier les victimes de ces combats, le gigantisme de ces animaux est un obstacle …de taille ! Les études anatomiques, physiologiques et autres qui permettraient de percer les secrets de l’invulnérabilité des cachalots ne sont pas de mise pour la même raison. Aussi une équipe de zoologistes a-t-elle décidé de contourner l’obstacle en adoptant les méthodes et théories des spécialistes de la résistance des matériaux.
C’est ainsi qu’ils ont été amenés à utiliser les formules proposées par Richard Von Mises (1883-1953). Ce viennois ne s’intéressa ni à la musique ni à la pâtisserie et choisit de faire carrière dans la mécanique et l’hydrodynamique. Juif et catholique, il dut s’exiler en Turquie puis aux USA où il poursuivit ses travaux et s’intéressa en particulier à la notion d’énergie de distorsion et aux problèmes de résistance des matériaux. Ses études dans le domaine aujourd’hui encore font autorité, et en particulier les spécialistes usent du critère de « stress de Von Mises » dans les calculs et simulations de résistance des matériaux. Empruntant ses brisées, les zoologistes ont fabriqué avec ces formules trois types de melon de cachalot théorique qu’ils ont soumis à des impacts à l’aide de calculs et formules complexes.
Comme illustré ici, ils ont envisagé plusieurs types de junk qu’ils ont artificiellement soumis à des chocs. C’est ainsi que le junk du melon A est très compartimenté, celui du melon B moins, et le melon C pas du tout. En regard on constate que alors que le stress de Von Mises se répartit de façon homogène sur le melon A, il l’est moins sur le melon B, et les impacts sont très concentrés sur le melon C.

Les conclusions que l’on peut tirer de cette étude permettent d’envisager qu’il est avantageux pour un cachalot d’avoir un junk compartimenté. Lors des combats, les grandes alvéoles verticales forment un système fragmenté qui amortit les coups et répartit les impacts. Et d’ailleurs lorsqu’ils combattent on a la preuve que les tamponnements épargnent le spermaceti qui lui n’est pas compartimenté. Il est donc logique que la sélection naturelle ait favorisé le développement de tissus conjonctifs qui fragmentent le junk et en font un organe qui résiste mieux aux chocs parce que cette structure alvéolaire le rend coercible.
Après cette expérience et ces résultats, les chercheurs envisagent d’étudier d’autres animaux qui combattent de la même manière, en particulier les Artiodactyles. Car Cétacés marins et ces grands herbivores terrestres que sont le Artiodactyles sont si proches au plan phylogénétique que certains les réunissent au sein des Cetartiodactyles. Bien des Artiodactyles sont bêtes à cornes tels les bovidés et les cervidés. Les mâles au moment du rut se livrent à des duels tête contre tête. Quelles particularités anatomiques rendent leurs chefs coercibles ?
(1) Les physiciens usent du terme coercible pour qualifier tout ce qui peut être resserré, comprimé, en particulier les gaz. Le langage littéraire évite l’adjectif et lui préfère son contraire, incoercible : un rire incoercible = qui ne peut être réprimé. Ce qui ne veut pas dire que les cachalots ne sont pas marrants.
(2) Panagiotopoulou et al. (2016), Architecture of the sperm whale forehead facilitates ramming combat. PeerJ 4:e1895;http://DOI 10.7717/peerj.1895