C’est de testicules et de caisse de résonnance hyoïdienne qu’il sera question : le succès reproductif des mâles des singes hurleurs d’Amérique du Sud est conditionné à la taille de leur organe vocal qui amplifie la puissance et la richesse de leurs cris d’amour. Paradoxalement, plus elles sont développées chez un individu, moins les testicules sont gros et produisent de sperme. Et ce sont les mâles qui vivent seuls auprès d’un harem de nombreuses femelles qui sont à la fois les plus bruyants et les moins féconds, alors que ceux qui cohabitent à plusieurs avec un groupe de femelles ont des testicules plus développés mais leurs cris sont moins puissants.
Parce qu’il pense que les longs hurlements qui peuplent les forêts d’Amazonie sont autant de menaces qui le guettent, plus d’un néophyte est revenu effrayé de sa première incursion dans cet univers qu’il imagine pavé d’embûches et riche en ennemis. Il n’en est rien. Les singes hurleurs auteurs de ces concerts tonitruants sont de paisibles végétariens. Mais il est vrai que leurs cris percent les oreilles sur un rayon de plusieurs kilomètres. De la taille d’un chien de 6 à 9 kilos, ils vivent dans les cimes des arbres, se nourrissant essentiellement de feuilles fraiches, de fleurs, et quelques fruits pour les vitamines. On les trouve dans les forêts d’Amérique Latine depuis le Sud du Mexique jusqu’au Nord de l’Argentine, soit au total une dizaine d’espèces qui appartiennent toutes au genre Alouatta.
Charles Darwin lors d’une de ses explorations dans la forêt brésilienne en 1831 eut l’occasion d’entendre ces cris. Il rapporte cette expérience dans « La descendance de l’homme et la sélection sexuelle » parue en français en 1891: « Lorsque le temps est chaud, ces singes font retentir matin et soir les forêts du bruit étourdissant de leurs voix. Les mâles commencent le concert, les femelles s’y joignent quelquefois avec des voix moins sonores, et ce concert se prolonge pendant des heures. ». Un peu plus loin il s’interroge : « Ont-ils acquis leurs voix
puissantes pour éclipser leurs rivaux et séduire les femelles, ou leurs organes vocaux se sont-ils augmentés et fortifiés par les effets héréditaires d’un usage longtemps continué sans avantage spécial obtenu ? ». Avant d’aller plus loin, écoutons ce soliste de sexe masculin qui vit auprès d’un harem de plusieurs femelles et dont peut-être il chante les charmes : https://www.youtube.com/watch?v=PYar0dkZ6v8
A l’ouïr, on envisage plutôt que c’est pour écarter d’éventuels rivaux qu’il pousse de tels cris. Et d’ailleurs Charles Darwin a envisagé que les concerts que donnaient à entendre les singes hurleurs étaient des signaux sonores discriminants, et permettaient aux mâles les plus loquaces et les plus bruyants de mieux séduire les femelles, et supplanter les concurrents. C’était pour lui une forme parmi d’autres d’expression de la sélection sexuelle qui fait qu’au sein d’une espèce, certains attributs ont un avantage sélectif qui assure une plus nombreuse progéniture à celui qui en est le mieux pourvu.
Pour autant, en ce qui concerne les singes hurleurs, on s’est aperçu par la suite que la réflexion de Darwin méritait d’être approfondie. De fait, chez la dizaine d’espèces d’Alouatta connues, il existe deux types de groupes de singes hurleurs, tous deux très stables (1). Ils sont composés les uns et les autres de 5 à 15 individus. Dans la première catégorie on trouve un mâle unique entouré d’un groupe de femelles qui le suivent et qui acceptent seulement ses faveurs : il est le père de tous leurs enfants. Dans la seconde, plusieurs mâles cohabitent avec plusieurs femelles et leurs petits. Leur paternité est donc aléatoire : fécondées par plusieurs partenaires, les femelles conservent dans leur utérus les différents spermes, et le moment venu l’un d’eux va féconder leurs ovules. Il est donc important que la quantité de sperme distribuée lors du coït soit la plus riche et abondante possible, faite de spermatozoïdes vivaces et vigoureux.
Très logiquement cette dualité se concrétise par l’existence de deux types de chorale comme illustré ici.

A droite un mâle unique et des femelles d’Alouatta seniculus Photo Carolyn M. Crockett.
Au plan anatomique, l’organe qui amplifie les sons est l’os hyoïde qui contient un sac d’air et forme une bulle qui repose sur l’entonnoir évasé du pharynx. Le tout fait office de caisse de résonance de sons qui permet à ces animaux de se faire entendre dans un rayon de plusieurs kilomètres. Ces exploits sonores basse fréquence et longue durée ont d’ailleurs valu à leurs auteurs de figurer un temps dans le Guiness book des records, dans une discipline il est vrai tout à fait taillée à leur mesure.
Eu égard leur taille, les singes hurleurs produisent des cris plus puissants et soutenus que tout autre mammifère, et de ce point de vue surpassent par exemple le feulement du tigre ou le braillement du renne.

Les chercheurs ont creusé le sujet et collecté des informations chez de 255 individus sur les dimensions de l’os hyoïde des femelles et des mâles et testicules de ces derniers. En tout ces observations ont porté sur 9 des 10 espèces d’Alouatta.
En premier lieu ils montrent que les os hyoïdes des mâles chez toutes ces espèces sont plus amples que ceux des femelles et c’est là un caractère de dimorphisme très marqué.
Puis ils ont comparé les anatomies hyoïdiennes et des testicules chez des mâles des deux groupes qui chez toutes les espèces structurent la vie sociale de ces animaux. Rappelons le, il y a ceux qui vivent seuls au sein d’un harem, et ceux qui cohabitent à plusieurs aux côtés de plusieurs femelles. Ils constatent que d’évidence si ces derniers ont moins de puissance vocale que les premiers, leurs testicules sont plus développés que ceux des « chefs » de harem qui eux produisent une semence moins abondante parce qu’ils ont de plus petites gonades.
Pour assurer leur descendance, les mâles d’Alouatta ont le choix entre deux stratégies de reproduction : les uns ont investi dans la taille de leur organe vocal, les autres dans celle de leurs testicules.
Il semble que ces deux orientations sont aussi profitables l’une que l’autre pour toutes les espèces de singes hurleurs. La seule menace qui pèse sur leurs épaules vient d’ailleurs : la déforestation. Pourvu qu’on les laisse vivre, ils effraieront longtemps encore les touristes des forêts d’Amazonie.
(1) Jacob C. Dunn et al. 2015. Evolutionary Trade-Off between Vocal Tract and Testes Dimensions in Howler Monkeys. Current Biology 25, 2839–2844
DOI: http://dx.doi.org/10.1016/j.cub.2015.09.029