La vie quotidienne des mâles orang outan est plus qu’agitée, et leurs querelles fréquentes. Pourtant, pour prévenir les rencontres et s’éviter, les adultes préviennent de leurs présence par de longs cris, et les forêts de Bornéo et Sumatra résonnent de leurs hululements. Tous vivent en solitaire dans les hauteurs des arbres de la forêt, surveillant de loin leurs commères et progénitures qui comme eux vivent dans le haut des arbres, s’y nourrissent, s’y reposent, dorment, s’épouillent et jouent. Les « humains de la forêt », traduction littérale du malais « orang hutang », descendent rarement à terre et leurs trajets quotidiens à grandes brassées à travers les cimes des arbres ne dépassent guère le kilomètre.

Les mâles sont des animaux lourds, 60 à 90 kg, qui ne sautent pas de branche en branche mais se déplacent par brachiation grâce à une envergure des bras hors du commun, alors que leurs très courtes pattes, un tiers des bras, leur interdisent presque tout déplacement à terre. Les femelles sont plus fluettes, mais circulent dans les ramées avec leurs petits accrochés au pelage sur le même mode, et à la nuit, ou en cas de pluie, construisent couches et abris en entrecroisant quelques branches pour s’y coucher et se protéger.

On a depuis longtemps remarqué que coexistent dans les forêts de Bornéo et Sumatra où ils vivent deux types de mâle aux visages bien différents. Les uns, les plus nombreux, ont même physionomie faciale que les femelles, mais sont plus charpentés et lourds qu’elles. Les autres moins fréquents, ont d’énormes bajoues et ont tendance à être plus costauds que les premiers et surtout plus bavards. D’évidence ils sont craints des premiers, et sur le terrain et dans les tablettes des éthologistes on leur accorde le statut de dominants alors que les autres sont notés subalternes.

Trois visages d’orang outan. A gauche un mâle subalterne aux joues creuses de physionomie assez proche de la femelle, au centre. A droite un mâle dominant aux fortes joues. Tous ces individus sont adultes et sexuellement matures. Photos M. Block, Bkp Bain in ref. 1.
Trois visages d’orang outan. A gauche un mâle subalterne aux joues creuses de physionomie assez proche de la femelle, au centre. A droite un mâle dominant aux fortes joues. Tous ces individus sont adultes et sexuellement matures. Photos M. Block, Bkp Bain in ref. 1.

 

 Pourtant, qu’ils aient un visage joufflu ou émacié, les deux types de mâle sont matures au plan sexuel et aptes à procréer dès leur quinzième année…à condition de trouver une compagne réceptive. Et ma foi, au moins en captivité, dans les zoos, les émaciés et prétendus subalternes ont prouvé en plus d’une occasion leur savoir faire en la matière et égalent les exploits sexuels des joufflus.

Dans la nature, les femelles d’orang outan sont pleinement adultes au même âge que les mâles, dans leur quinzième année, et si les mâles ne survivent guère au delà de 30 ans, leurs moitiés atteignent facilement la quarantaine, et peuvent donner naissance au cours de leur vie à quatre petits. Le temps de gestation est de 8 à 9 mois, l’élevage du nouveau né est long, et ce n’est que tous les sept à huit ans que les femelles sont fertiles.

 

Le fait qu’il existe deux types de mâle a poussé les scientifiques au néologisme : dans leurs travaux, ils parlent de « bimaturité » pour qualifier cette disparité, mais à ce jour n’ont pas avancé une hypothèse crédible qui explique la dualité de physionomie des mâles.

 

La vie privée des orang outans est très surveillée : ils sont menacés d’extinction par les ravages forestiers qui les chassent de leur habitat, et les scientifiques conscients que leur mort est proche tentent d’enregistre jusqu’à leur dernier souffle. On peut trouver de nombreuses vidéos qui rendent compte de leurs mœurs et nous les font mieux connaître avant qu’ils ne disparaissent à jamais : https://www.youtube.com/watch?v=-YQbpX-d9PM

 

Parmi toutes ces observations et études qui participent à édifier une « mémoire du peuple des singes en danger » il est des travaux qui méritent plus d’attention que d’autres. C’est le cas de ceux qu’effectuent dans le Parc National de Tanjun Putin, au sud de Bornéo, une équipe d’éthologistes qui s’est attachée pendant une dizaine d’année à suivre pas à pas les membres d’une tribu de 49 individus d’orang outan qui vivent là en toute quiétude, au moins pour le moment (1).

Ils ont constaté deux choses : les rencontres et combats entre mâles sont fréquents et peuvent être meurtriers ; celles entre mâles et femelles résultent souvent en coït forcé (ce sont des bêtes, on n’utilisera donc pas ici le terme de viol) et il est impossible de déduire des seules observations visuelles quels actes sexuels seront fertiles. Eu égard la fréquence des rencontres, il est certain que la plupart sont stériles .

Il est leur apparu aussi que dans ce groupe, un mâle très joufflu et balèze jouait le rôle de chef. Etant aisément reconnaissable, ils l’ont baptisé Kusasi, le vieux roi, et lorsqu’il fut victime d’une infection suite à une rixe sévère avec l’un de ses concurrents devenus adversaires, ils ont pris soin de lui au Val de Grâce local. Il devait y faire plusieurs séjours de 1995 à 2006, période où l’équipe s’est attachée aux basques de ce groupe de singes. La durée de vie de Kusasi fut ainsi heureusement prolongée de plusieurs années, mais son activité de mâle dominant interrompue à plusieurs reprises.

Kusasi se rendant à l’hôpital et quelques instants plus tard sur le billard (Photo orangoutan Foundation, Camp Leakey)
Kusasi se rendant à l’hôpital et quelques instants plus tard sur le billard (Photo orangoutan Foundation, Camp Leakey)

 

Ainsi, malgré les nombreuses scènes de coïts consentis ou forcés que leur ont révélé les caméras cachés ici et là et leurs observations dans la forêt, que Kusasi en fut le héros ou que d’autres se livrent à ces jeux virils, il a été impossible à l’équipe de savants de déterminer et comparer le succès reproductif des différents mâles. En particulier la question de savoir si Kusasi était plus souvent père que les autres restait ouverte. Aussi ont-ils décidé d’utiliser les marqueurs génétiques pour établir sans contestation la filiation de tous les nouveaux nés, jeunes et adolescents que les mères avaient engendrés au cours d’une longue période. Pour ce faire, ce sont les marqueurs extraits des fèces des animaux qu’ils ont utilisés. Il se trouve en effet que les orang outans et leurs petits ne descendent que rarement à terre. Mais s’ils le font c’est essentiellement pour uriner et déféquer. Il suffit d’être là au bon moment, identifier le chieur, et recueillir son caca. Une longue quête s’en est suivie après qu’un protocole fut établi : sur 50 km2, en 2008 et de 2010 à 2011, les fèces des orang outans présents sur le territoire, bien identifiés, ont été échantillonnées et l’ADN du génome extrait et analysé. A une exception près, les spectres des génomes de tous les mâles du secteur, et bien sûr celui de Kusasi, avaient été auparavant enregistrés. En se fondant sur des observations antérieures et grâce à ces marquages, les chercheurs ont pu établir avec certitude les liens de parenté de presque tous les jeunes, alors que Kusasi dominait d’évidence le groupe, entre 1995 et 2006, exceptées les périodes où il bénéficiait d’un congé maladie. Il ressort de l’étude qu’il est le père de 53 % des jeunes orang outans nés alors ( 9 sur 17), et deux autres mâles tout aussi joufflus ont chacun donné naissance à un petit. Pour les autres naissances, ce sont plusieurs autres mâles subalternes qui sont les géniteurs.

Il ne faut pas oublier que pendant cet intervalle de temps, Kusasi a du être hospitalisé à deux reprises, et a perdu provisoirement son statut de dominant. Néanmoins, bien que diminué pendant une longue période, il est prouvé qu’il est le père le plus prolifique, et de très loin.

D’évidence durant toute cette période, il a été le favori des femelles qui lorsqu’elles étaient fécondes l’ont choisi pour enfanter.

On sait que les femelles orang outan donnent naissance à un petit à peu près tous les huit ans, et dans leur vie n’auront pas plus de quatre petits. Les résultats obtenus à Tanjun Putin appuient la théorie que le succès reproductif de Kusasi est la conséquence directe d’un choix sélectif des femelles qui préfèrent pour se reproduire s’accoupler avec le mâle joufflu dominant. Elles montrent leur préférence en monopolisant ses faveurs dès qu’elles sont fécondes.

Il n’empêche que dans ce Parc National comme en d’autres lieux, on peut observer que les femelles s’accouplent fréquemment avec les autres mâles. C’est sans doute uniquement pour le plaisir.

 

 

 

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  1. Graham L. Banes, Biruté M. F. Galdikas, Linda Vigilant.Male orang-utan bimaturism and reproductive success at Camp Leakey in Tanjung Puting National Park, IndonesiaBehavioral Ecology and Sociobiology, 2015; http://DOI: 1007/s00265-015-1991-0