Une musaraigne du Congo et d’Ouganda, Scutisorex, la musaraigne blindée, mérite plus que tout autre le titre de Mammifère de l’Année 2015 : son échine d’acier est quatre fois plus résistante que celle de ses comparses, tous genres et tailles confondus, et résiste à toutes les pressions ; elle a fait son entrée dans le bestiaire officiel de la Mammalogie il y a cent ans. N’est-il pas plus bel âge pour accéder à la notoriété dans un concours de Miss, quelle que soit la spécialité ? Hélas ses mérites ont été longtemps occultées, mais j’arrive à point pour mettre en lumière les qualités et vertus exceptionnelles de ce petit insectivore, ainsi que celles de ses pères spirituels, tous zoologistes de talent, trop méconnus du public d’aujourd’hui.

Son actualité ressort d’une découverte qui l’a remise au goût du jour : une nouvelle espèce vient d’être décrite qui permet de mieux situer et comprendre le parcours évolutif de ces insectivores peu communs (1). Mais avant de chanter leurs louanges et les vertus de leurs reins d’acier, il faut évoquer la mémoire de ces scientifiques qui ont consacré leur vie et leur œuvre à l’étude des Mammifères et qui, entre autres, ont sondé les cœurs, les foies et les reins des dites musaraignes.
Le premier est Oldfield Thomas (1858-1929) qui ne fut pas un scientifique ordinaire. http://www.biodiversitylibrary.org/page/4126598#page/301/mode/1up
On lui doit la description de 2900 genres, espèces et sous-espèces de mammifères et sa bibliographie sur le sujet rassemble plus d’un millier de titres d’articles, de livres et ouvrages auxquels il faut ajouter de très nombreux rapports et inventaires. Quand on sait que le catalogue officiel des Mammalia comptabilise aujourd’hui un millier de genres pour cinq mille espèces reconnues, on peut dire que dans l’édification de ce corpus, Oldfield Thomas a contribué plus que tout autre. Pourtant lorsque jeune chercheur engagé par le British Museum à l’âge de 18 ans on lui imposa de travailler sur les Mammifères, des témoins rapportent qu’il fit plus que bouder : il aurait préféré maugréa-t-il en aparté, continuer à s’intéresser aux Échinodermes qu’il affectionnait particulièrement. Mais le salaire de survie qu’on lui proposait pour changer de voie, surtout les richesses des collections de cette institution plus que Royale, tout l’incita à taire sa préférence. Il prolongea ce silence complice lorsque quelques années plus tard il convola avec une riche héritière : les revenus que cette fréquentation conjugale lui apportait, outre un amour sans faille, l’autorisaient à engager des collecteurs zoologistes envoyés par ses soins aux quatre coins du monde pour enrichir ses collections et celles du British Museum. Ainsi recevait-il des pays les plus reculés les dépouilles en poil, en os ou conservés dans le formol de mammifères grands et petits piégés par des collecteurs à sa solde. Ses talents de scientifique s’en trouvaient d’autant mieux reconnus par ses pairs, et ses travaux se voyaient encouragés et soutenus par toutes les sociétés savantes qu’il sollicitait, qu’il n’hésitait pas à subventionner revues et ouvrages où s’épanchait son savoir.
Près de 40 ans durant il s’adonna à la science, et le bilan de ses travaux en fait l’un des mammalogistes les plus actifs et les plus prolifiques de son temps.
Sa fin est tragique : quelques semaines après le décès de son épouse chérie, meurtri par le chagrin, il se suicide en 1929.
En 1913, il a décrit une nouvelle musaraigne de grande taille piégée dans la forêt Ougandaise, dont on ne connait alors que le pelage et le crâne d’un seul spécimen, une femelle. Il dédia la nouvelle espèce à un naturaliste local, Robert Logan Someren, et elle fut nommée Sylvisorex somerensi, autrement dit musaraigne de forêt de Someren. Deux ans plus tard, donc en 1915, sa collection de musaraigne des mêmes lieux se vit enrichie d’un autre spécimen, cette fois un mâle. Dès lors, il estima qu’il était nécessaire de créer le genre Scutisorex = la musaraigne blindée pour nommer ces musaraignes africaines, différentes des Crocidura (2). Pour autant, il ne justifie pas le choix étymologique du nouveau nom de genre dans la brève description qu’il donne de l’animal. Il faut dire que la seule année 1915, il publie 26 notes scientifiques ! Deux hypothèses se présentent : soit Scuti fait référence à la structure en écaille de l’écorce des palmiers où chasse l’animal, soit s’étant assuré de la robustesse du crâne et de l’échine peu commune de la bestiole, Thomas considère qu’elle est pourvue d’une sorte de bouclier, ce que je traduis par « blindée ».
C’est un Américain qui est venu compléter notre connaissance de ce petit animal et ses conclusions inclinent à adopter cette interprétation : Joel Asaph Allen (1838-1921). Grâce aux collectes organisées par l’American Museum de New York dans les forêts du Congo, plus d’une trentaine de ces insectivores furent capturés, et Allen eut l’occasion de les disséquer et constater les particularités de leur colonne vertébrale. Il dénombre que les Scutisorex possèdent 11 vertèbres lombaires, toutes très ossues et engrenées par des apophyses surnuméraires, alors que les Crocidura « ordinaires » n’en possèdent que 6, articulées sur le modèle le plus commun (3).

Comme on peut le voir sur la figure qui suit, les silhouettes de l’une et l’autre sont très différentes, et d’ailleurs alors que Crocidura dans ses déplacements circule souplement en serpentant de droite ou de gauche, voire de haut en bas, Scutisorex, même s’il montre autant de vivacité, adopte des trajectoires plus rectilignes.

Allen a laissé dans l’histoire de la mammalogie plus que cette description très précise de cet insectivore extraordinaire. Elève d’Agassiz à Harvard avant de rejoindre l’American Museum de New York, il acquit au fil des années une connaissance encyclopédique à la fois et des oiseaux et des mammifères. Il s’intéressa particulièrement à la variation : son constat connu sous le label « loi d’ Allen » propose que très logiquement les animaux endothermes qui vivent sous des latitudes différentes possèdent des appendices, membres et oreilles, de longueurs différentes. Les climats froids imposent que les surfaces exposées à des déperditions de chaleur soient réduites, aussi les pattes et les oreilles sont courtes ; à l’inverse sous les climats chauds, pour maintenir une température corporelle constante, autour de 37-38°, les mêmes appendices sont plus longs pour favoriser la déperdition de chaleur.
Il n’empêche que ses grandes connaissances et ses aptitudes à théoriser n’ont pas permis à Allen de percer tous les secrets de la musaraigne blindée. Aussi avec beaucoup de sagesse, il interrogea les hommes de terrain qui avaient fréquenté ces petites bêtes. En premier, le chef d’expédition de l’American Museum, Herbert Lang qui les avait collectées. Dans un long compte rendu, ce dernier rapporte les commentaires que lui ont fait les Mangbetu, peuple qui vit dans les forêts de l’Ouganda, et a une connaissance ancestrale de leurs richesses naturelles. Ils connaissent très bien ces petits insectivores et ont renseigné Lang sur ses mœurs et son éthologie. Comme c’est un animal diurne, ils ont souvent l’occasion de le croiser dans la forêt. Et ils lui reconnaissent des qualités exceptionnelles de robustesse et de résistance : l’un d’eux pour en faire la démonstration n’hésita à se dresser pieds joints sur son échine, faisant mine de l’écraser. Lorsqu’il descendit de son piédestal minuscule, la musaraigne, après s’être ébrouée et avoir recouvré ses esprits, repartit comme si de rien n’était vers ses occupations quotidiennes. Cette résistance aux pressions, à laquelle il faut ajouter son fumet relevé et sa vivacité, font qu’en Afrique la musaraigne blindée inspire un certain respect. Au point que son nom dans la langue Mangbetu peut se traduire « la musaraigne héros ». Aussi sous différentes formes, fricassée de ses organes, en particulier le coeur, cendres, morceaux de pelage, elle a le privilège de faire partie de la pharmacopée locale : avant d’affronter de dures épreuves, par exemple une chasse à l’éléphant, ou un combat avec une autre tribu, les chasseurs, ou belligérants, font appel à ses charmes et ses restes pour acquérir force et courage, car elle est considérée invincible.
Les scientifiques ont aussi cherché à comprendre l’utilité au quotidien de ce dos d’acier. Ils ont constaté par l’étude des contenus stomacaux que les Scutisorex se nourrissent d’insectes, de vers, de chenilles et de petits vertébrés. Puis ils ont interrogé les Mangbetu pour se renseigner sur les biotopes qu’elles fréquentent. Pour les orienter, les Mangbetu les ont guidé vers les bosquets de palmiers où elles vivent et se nourrissent. Ils en ont déduit qu’il est probable que pour débusquer leurs proies, les Scutisorex s’arcboutent et soulèvent les écorces ligneuses des palmiers, refuges des insectes et autres vers. Leur échine d’acier animée par des muscles d’airain soulève les écailles de bois de ces végétaux, et les fait accéder aux cachettes de leurs plats favoris. Etant la seule espèce capable de tels exploits, les Scutisorex n’ont à affronter aucune concurrence, et sont maitresses de ce marché alimentaire inaccessible à d’aux autres prédateurs.
Cependant, lorsque Allen a proposé voici un siècle cette hypothèse de type « adaptationiste », elle rencontra peu d’écho, tant paraissaient exceptionnelles, voire inexplicables les qualités anatomiques des Scutisorex. Et c’est presque 100 ans plus tard, en 2013, que le signalement d’une nouvelle espèce, intermédiaire plausible entre musaraigne « ordinaire » et musaraigne blindée, qui va permettre de relancer le débat (1). Surtout la découverte vient à point nommé pour souligner que l’évolution ne procède point par pas de géant, mais est, si ce n’est lente, du moins graduelle. La nouvelle espèce Scutisorex thori en est un exemple parmi d’autres. Mieux que de longs discours, l’image qui suit où figurent les colonnes vertébrales d’une musaraigne ordinaire et de Scutisorex thori qui encadrent Scutisorex somerensi illustre une succession d’états, un itinéraire possible du renforcement progressif de la région lombaire. Le nombre de vertèbres lombaires augmente, d’abord 6 puis 8 chez thori et 11 chez somerensi : l’ossature des corps vertébraux se renforce, et le système d’engrenage des apophyses qui les unit verrouille plus efficacement les vertèbres du bas du dos.

Le principal auteur William Stanley commente sa découverte en soulignant la progressivité du renforcement de l’échine chez ces insectivores. On note qu’il a choisi de dénommer la nouvelle espèce « musaraigne de Thor » par référence à ce dieu nordique qui, dit-on, était le plus fort de ce panthéon ! https://www.youtube.com/watch?v=lP3GPHdx9v8
En conclusion de cette rapide revue, je me dois de souligner une autre qualité de la musaraigne blindée : son extrême modestie. Elle n’a jamais encombré ni les colonnes des publications scientifiques de rang A, ni celles, tout aussi recherchées, des journaux grand public, encore moins les revues people. Ce n’est pas un animal de cirque. Il n’empêche qu’elle est une merveille de la nature : sa robustesse fondée sur l’architecture complexe et les entrelacs de ses vertèbres lombaires mérite d’être citée en exemple auprès de tous les spécialistes d’anatomie qui se préoccupent de lombalgie. Enfin, ne manqueront-ils pas de s’exclamer, il est au moins un mammifère sur Terre qui ne se plaint jamais d’avoir mal au dos.
(1) Stanley W.T. et al. 2013 A new hero emerges: another exceptional mammalian spine and its potential adaptive significance. Biology Letters, 9: 20130486 http://dx.doi.org/10.1098/rsbl.2013.0486
(2) Thomas Oldfield, 1915. List of mammals (exclusive of Ungulata) collected on the Upper Congo by Dr. Christy for the Congo Museum, Tervueren. Annals and Magazine of Natural History: including Zoology. Botany and Gcology. London (8) 16: 465-481.
(3) Allen J. 1917 The skeletal characters of Scutisorex. Bull. Am. Mus. Nat. Hist. 37 : 769–784.