Sur la sellette, le mammifère vivant réputé le plus primitif : l’ornithorynque. Et si cet animal venu du fond des âges était aussi l’un des mieux armé pour vaincre, procréer et plus que survivre, se multiplier ? Le poison que les mâles lors de combats singuliers peuvent inoculer à leur rivaux au point de les paralyser,  n’est-ce pas cela la sélection naturelle à l’état brut ? Que le plus venimeux gagne semble être leur maxime. C’est en résumé l’hypothèse avancée par des chercheurs australiens qui ont étudié la génomique de la fabrication de son venin et évalué sa toxicité (1).

« Animal aquatique poilu à bec de canard et pattes palmées, pond des œufs, allaite ses petits, ne possède pas d’estomac, présente une ossature reptilienne,  température corporelle voisine de 32°, les mâles sont pourvus d’un éperon venimeux. ».  Telle est la fiche signalétique abrégée de ce petit mammifère – 1.7 kilo –  qui vit dans les cours d’eau frais d’Australie et de Tasmanie. On peut ajouter qu’il appartient à une lignée de Mammifères née sur les terres australes voici au moins 160 millions d’années, les Monotrèmes, qui  y a prospéré, certes petitement et sans jamais s’en évader : le total des espèces fossiles et vivantes ne dépasse pas quelques dizaines. Il n’empêche que les susdits sont toujours là, alors que tant d’autres cohortes plus nombreuses et qui paraissaient mieux aguerries n’ont pas supporté du temps l’irréparable outrage, et ont péri sans héritiers.

 

Ornithorynque à la grenouillère. Photo ScienceNews.org.
Ornithorynque à la grenouillère. Photo ScienceNews.org.

Le naturaliste anglais George Shaw (1751-1813), lorsqu’il reçut en 1799 dans son officine du British Museum le premier exemplaire naturalisé de cet animal jusque là inconnu, crut avoir à faire à une chimère : en cette fin de 18ème siècle, la pharmacopée d’Extrême Orient s’enrichissait au propre et au figuré de spécialités où le monstrueux, le pathologique, l’extraordinaire, tous hors de prix, étaient proposés aux chalands d’un Occident aussi naïf qu’assoiffé de nouveautés. Après étude du spécimen, George Shaw lui accorda droit de cité dans le livre de la nature. Il le décrivit soigneusement et officialisa sa venue dans le latin approximatif dont usent les zoologistes, plus barbare que romain : Platypus anatinus = la bête aux pieds plats à bec de canard. C’est cet appendice corné qui, dans un premier temps avait le plus troublé le zoologiste : des amateurs de canular ne cherchaient-ils pas à le leurrer ? N’avaient-ils pas fabriqué de toutes pièces une chimère en collant à un animal poilu voisin de la taupe un bec de canard ? Une dissection rondement mené l’avait rassuré. Elle lui apprit aussi que par son ossature, son tout nouveau Platypus était plus reptilien que mammalien.  L’image ci dessous le montre : la colonne vertébrale est horizontale, souple et  torse,  les appuis au sol des membres antérieurs et postérieurs ne sont pas à la verticale du corps mais latéraux, coudes et genoux sont déportés largement par rapport à l’axe du corps.

 

Squelette d’ Ornithorhynchus anatinus. L’éperon venimeux porté par le talon, ici le gauche, est bien visible. Photo Bones Clones.
Squelette d’ Ornithorhynchus anatinus. L’éperon venimeux porté par le talon, ici le gauche, est bien visible. Photo Bones Clones.

Aussi pour  progresser au sol comme dans l’eau, l’animal rampe et se tortille dans le plan horizontal. http://vimeo.com/106131061

Malheureusement le nom Platypus avait déjà cours dans l’annuaire zoologique officiel, et désignait un insecte. Aussi l’année suivante le zoologiste allemand Blumenbach proposa de changer ce patronyme en celui redondant de Ornithorhynchus anatinus = à bec d’oiseau, que dis-je, de canard.

Puis ce furent les deux grands anatomistes Georges Cuvier  à Paris et Richard Owen à Londres qui se penchèrent  sur cet étrange animal qui vivait au bout du monde.

Au retour de l’expédition de Nicolas Baudin dans les Terres Australes, le français Georges Cuvier avait eu  l’opportunité de disséquer une ornithorynque. On est alors en 1804.  Le savant constate dans ses « Leçons d’Anatomie » (tome 3, p. 387)  que chez le mammifère d’Australie à bec de canard « la forme de l’estomac n’a pas de rapport avec celles qui se trouvent généralement chez les animaux de cette classe ». En résumé, il manque d’estomac. Il n’est pas le seul mammifère a en être dépourvu, et 200 ans plus tard, la génétique nous éclaire sur ce petit défaut http://www.dinosauria.org/blog/2014/03/31/la-genetique-avec-et-sans-estomac/

En 1834, Richard Owen dans deux notes successives constate que d’une part les ornithorynques pondent des œufs et d’autre part qu’elles nourrissent de leur lait les jeunes embryons à peine éclos. De fait il résume les observations de plusieurs savants, et sans omettre d’ailleurs de les citer : un ancien élève de Cuvier, l’allemand Johann Friedrich Meckel, les français Maurel et son maître Ducrotay de Blainville qui dans ses écrits a tenu compte de sa voix.

En 1816, dans son «  Prodrome du règne animal »,  de Blainville considère que l’ornithorynque est un Mammifère à part entière, et le range parmi les « Mammifères anomaux », guère plus ‘irréguliers’ que ne le sont les marsupiaux. Quelques années plus tard,  grâce à Charles Louis Bonaparte, l’un des meilleurs neveux de Napoléon, ces Mammifères des terres australes seront réunis  sous la houlette taxonomique  très officielle et toujours en usage des « Monotrèmes » : un seul orifice assure excrétion et ponte, le cloaque. Alors que tous les autres mammifères sont vivipares, les ornithorynques pondent des œufs. Les embryons tout juste éclos sont nourris du lait de la mère. Le sevrage est tardif, et à son issue, lorsqu’ils quittent le nid familial après une année et demi de soins maternels, les jeunes ont atteint 85% de leur poids d’adulte.

 

Pendant les années qui ont suivi, la biologie, les mœurs de l’ornithorynque sont restés longtemps mal connus. La raison est simple : l’animal passe de longues journées au fond de son terrier dissimulé sous les berges des ruisseaux. Lorsqu’il s’en échappe, le plus souvent la nuit, il est très vif et fugitif, et nage sous l’eau. Sept ans de veille et de surveillance ont été nécessaires à l’auteur de la vidéo présentée ici avant qu’il n’obtienne une séquence où pendant  plus de 30 secondes il a pu filmer un animal se déplaçant au sol. Pour ce qui est de la vie privée de l’animal, lorsqu’il qu’il est dans son terrier, ce n’est que récemment que l’on a pu en obtenir quelques images indiscrètes https://www.youtube.com/watch?v=5ycejyi2t4A

 

Mais jusqu’alors, les quelques aspects que l’on connaissait de sa vie quotidienne découlaient des rencontres de hasard que le petit animal pouvait avoir avec les humains, le plus souvent  lorsque nous lui disputions, plus ou moins volontairement, son territoire. Ainsi, lorsque l’on a introduit au début du 20ième siècle dans les cours d’eau d’Australie et Tasmanie la truite d’Europe pour satisfaire et les pisciculteurs et les amateurs de pêche sportive, on s’est préoccupé du régime alimentaire de l’ornithorynque : lui aussi se nourrit d’invertébrés aquatiques. N’allait-il pas faire concurrence aux truites ? On s’est aperçu que le mammifère se nourrissait des invertébrés vivant près du fond des rivières alors que les truites mangent plutôt les larves flottantes. Peu après, c’est sa sensibilité aux signaux électriques qui a été mis en évidence à l’occasion d’expériences de captures de poissons dans les cours d’eau par des méthodes électriques. : les ornithorynque évitaient les champs électriques générés par les électrodes plongés dans l’eau par les gardes pêche. On sait aujourd’hui que lors de ses chasses nocturnes l’animal grâce aux récepteurs nerveux de son bec perçoit les signaux électromagnétiques d’origine musculaire des proies qu’il recherche.  Il est le seul mammifère connu capable d’un tel exploit.

Quant à ses glandes à venin,  ce sont d’abord des chiens de chasse impétueux qui en ont fait les frais en le poursuivant jusque dans son terrier : l’éperon porté par le talon des pattes arrières  inocule un venin paralysant qui peut entrainer la mort de l’agresseur. Heureusement les maitres des chiens résistent mieux à ces piqures : une douleur aigue accompagnée de nausées suit l’injection et persiste plusieurs jours ; elle reste rémanente plusieurs mois, et même années, à l’occasion d’efforts qui mobilisent le membre blessé, et les opiacés sont sans effet pour l’atténuer.

 

Éperon d’un mâle adulte. Longueur 15 mm. L’animal a été victime d’un accident de la route et on a favorisé l’érection de la griffe. (Figure 2b in référence 1).
Éperon d’un mâle adulte. Longueur 15 mm. L’animal a été victime d’un accident de la route et on a favorisé l’érection de la griffe. (Figure 2b in référence 1).

On s’est aperçu que seuls les mâles avaient des glandes venimeuses et dans un premier temps il a été proposé que c’était là pour eux un moyen de mieux convaincre leur partenaire lors des joutes sexuelles en la paralysant. Il s’est rapidement avéré que l’hypothèse tenait plus du fantasme que de la réalité, les femelles à l’issue d’un coït n’en étant pas éprouvées, et même affichant une attitude plutôt guillerette, voire disposées à réitérer leur expérience amoureuse.

Les glandes venimeuses du mâle sont paires, situées dans les cuisses, et un conduit le long de la patte débouche sur l’éperon corné porté par un os du talon. Cet os est absent chez les femelles. Il s’agit bien là d’un caractère sexuel secondaire. De plus la production de venin est épisodique, et ce n’est que pendant la période du rut que les mâles ont du venin disponible.

Dans la mesure où seuls les mâles ont cet organe venimeux, et eu égard le régime alimentaire de ces animaux qui se nourrissent essentiellement d’insectes et de leurs larves, on peut exclure que les piqures servent à paralyser des proies, ou soient une aide à leur digestion. Par ailleurs il est peu probable que ce soit un organe de défense : les prédateurs naturels des ornithorynques ont rares, parfois les crocodiles, et depuis leur introduction sur l’ile continent les chiens et les renards.  Aussi il est vraisemblable d’envisager que les mâles usent de leur éperon venimeux pendant la période de reproduction pour défendre leur territoire afin d’éliminer les adversaires en combats singuliers. Quelques unes de ces empoignades ont été observées, mais on ignore quel sort est réservé au vaincu : succombe-t-il ? Est-il seulement provisoirement écarté ?

C’est surtout à la connaissance des caractéristiques biochimiques et physiologiques du venin que l’on s’attache  à l’heure actuelle. Le séquençage du génome de l’ornithorynque réalisé en 2008 a permis d’importantes avancées. Et en 2010 on a pu identifié 83 gènes du venin de l’ornithorynque qui permettraient la « fabrication » de 13 familles de toxines. Si certaines étaient déjà connues chez des venins de serpents,  de mammifères insectivores et autres, 5 sont nouvelles et propres à l’ornithorynque.

Ces études s’inscrivent dans un projet plus large visant à reconstituer l’histoire des venins chez les Mammifères. Jusqu’ici, ils ont été  peu étudiés en comparaison de ceux des serpents ou des insectes  qui chaque année causent des blessures souvent mortelles à des milliers d’humains, et aussi aux animaux domestiques.

Il est vrai que le nombre de Mammifères venimeux est peu élevé. Outre l’ornithorynque et un autre Monotrème, l’échidné à nez court qui vit aussi en Australie, peu de mammifères  sont déclarés venimeux. On ne compte que cinq espèces venimeuses d’Insectivores, trois de Chauve-souris, plus connues sous l’appellation de vampires, un seul Primate, le loris, dont les morsures peuvent entrainer la paralysie ou la mort des proies visées. Mais, on l’aura remarqué, dans  tous ces derniers cas, c’est à des fins « alimentaires » que  le venin est inoculé. Chez l’ornithorynque et l’échidné, l’injection de toxines à un adversaire n’a pas le même dessein. Les attaques perpétrées par les mâIes ornithorynques et échidnés ont pour cible d’autres mâles, et sont partie d’un mécanisme de sélection intra sexuelle de même nature que les combats bois contre bois qui opposent deux cerfs, ceux cou contre cou des girafes mâles, front contre front des éléphants et tant d’autres mammifères. Chez les humains, boxe, luttes diverses et rixes de rue, autrefois duels à l’épée ou au pistolet, sont à ranger dans la même famille des combats entre mâles destinés à réserver à quelques uns l’accès aux femelles, et exclure du pool génétique les plus faibles.

 

 

(1) C. M. Whittington and K.  Belov. 2014. Tracing Monotreme Venom Evolution in the Genomics Era. Toxins, 6, 1260-1273; doi:10.3390/toxins6041260.