Depuis quelques jours, avec Google Earth, on peut se promener dans la luxuriante forêt d’un Parc National de Tanzanie, paresser sur les rives du Lac Tanganyika en accorte compagnie, des babouins indolents, et surtout fréquenter de près ceux qui depuis 50 ans sont les sujets d’étude de Jane Goodall et de ses élèves : les chimpanzés et bonobos de Gombe. http://www.google.com/maps/about/behind-the-scenes/streetview/treks/gombe-tanzania/

Grâce aux caméras cachés ici et là dans la forêt sur leurs parcours, on les surprend se promenant à terre ou dans les arbres, cueillant des fruits, se reniflant, s’épouillant, jouant et éduquant leurs enfants. Et l’on croit avoir trouvé le Paradis, le vrai. Et bien, s’il en est un, il n’est pas à Gombe : dans les 20 dernières années, 152 crimes plus atroces les uns que les autres y ont été perpétrés chez le peuple des singes. Ci-dessous le portrait de l’un des meurtriers les plus redoutés : Frodo (1976-2013), mâle dominant dans son groupe de 1997 à 2002,  auteur de plus d’un crime chez ses compatriotes, et qui aussi a assassiné en 2002 le bébé d’un couple de chercheurs qui reposait dans son berceau.

 

Frodo, ici bien installé et l’air patelin, a été l’auteur de plus d’un crime. Photo Jane Goodall, Gombe.
Frodo, ici bien installé et l’air patelin, a été l’auteur de plus d’un crime. Photo Jane Goodall, Gombe.

Quels sont le ou les moteurs de cette violence meurtrière qui périodiquement se manifeste dans presque tous les groupes de chimpanzés ? Est-ce la fréquentation des humains qui stresse les animaux jusqu’à les pousser à des crises de folies sanguinaires ? Ces crimes sont-ils « alimentaires », dus à des pénuries ? Les chimpanzés sont-ils mauvais par nature ?

L’une des premières à avoir découvert l’agressivité « naturelle » des chimpanzés fut Jane Goodall elle-même, fondatrice et gardienne du Parc de Gombe. En 1989, ce même mâle Frodo évoqué plus haut, lui sauta dessus et la blessa alors que jusque là il avait d’apparence très bien toléré sa présence, d’ailleurs très passive. Dans la description qu’elle donne de l’incident, elle l’excuse en partie : il était alors tout jeune, à peine pubère, a-t-elle raconté. Il n’empêche que dès ses débuts, elle a été témoin de l’agressivité de celui qui allait devenir l’un des plus redoutés « mâles alpha » de la forêt de Gombe.  

https://www.youtube.com/watch?v=WuSgrXWMGN4&index=2&list=PL862B4C7EDC78635D

 

C’est en 1960 que ce vaste parc réserve naturelle de 52km2 a été créé à son initiative. Sur tout ce territoire, l’impact humain est resté minimal : sur les rives du lac quelques baraques-laboratoires et depuis peu un hôtel ; dans la forêt des caméras fixes, et bien sûr arpentant ce cette vaste étendue boisée les quelques dizaines de chercheurs qui observent le quotidien des chimpanzés sans jamais intervenir dans leurs affaires, et restent très discrets. Plus de 40 ans d’observation et de cohabitation permettent d’exclure que ce soit la fréquentation des hommes  qui a quelque influence sur le comportement des chimpanzés. D’évidence pour eux, ces bipèdes qu’ils croisent dans la forêt sont des compagnons inutiles, des meubles, tout au plus, et très épisodiquement, des sujets de moquerie, de brimades allant jusqu’à l’agression.

Pour comprendre et analyser les  causes de ces crises de folie meurtrière qui se manifestent régulièrement chez le peuple des singes, une longue enquête a  été menée. En tout, les activités et la démographie de 18 groupes stables de chimpanzés ont été observés  à longueur de temps par les chercheurs travaillant sous la houlette de Jane Goodall au cours des 20 dernières années, et ils en ont tenu une comptabilité précise (1). En années d’observations cumulées cela fait exactement 426 ans. Au bout de ce temps le bilan est tombé : dans 15 groupes sur 18 il y a eu des crimes de sang, un total de 153. Les agresseurs dans 92% des cas sont des mâles, et aussi à 72 % les victimes. Ces dernières appartiennent rarement aux clans des agresseurs et sont donc les étrangers. Pour le reste, ce sont des enfants, jamais ceux du même clan, très rarement des femelles. Presque tous les crimes sont le fait de chimpanzés, un seul bonobo a eu une conduite criminelle.

Quand les drames ont-ils lieu ?  Peu importe la saison et l’heure et l’abondance de nourriture. A l’inverse il semble que la densité de fréquentation des lieux préférés aient joué, et lorsque les groupes grandissent en nombre d’individus, ils se côtoient plus souvent, et le risque d’agression augmente. Surtout ce qui est patent, c’est que dans presque tous les cas, le ou les agresseurs ont profité du moment où la future victime était éloignée de ses comparses, de la tribu des « autres », considérée dans son ensemble comme l’« adversaire » qu’il faut éliminer. Les criminels agissent le plus souvent aussi au vu et au su des membres de leur tribu, comme s’ils souhaitaient ce faisant faire exemple. Les attaques groupées sont aussi très fréquentes : 3 ou 4 mâles d’évidence se concertent, et se jettent sur un individu d’un autre groupe et le massacrent. En ces occasions, on castre et on étripe, parfois, mais pas toujours, on se  régale de la dépouille.

La qualité des victimes et celle des agresseurs, des mâles, montrent qu’ainsi les criminels éliminent des rivaux. Aussi lorsque j’ai lu l’article des chercheurs de Gombe, je me suis souvenu de mon billet précédent dont Gengis Khan était le héros. Comme lui, les chimpanzés mâles de Gombe cherchent à s’assurer la descendance la plus nombreuse possible, et dans ce but tuent ceux des mâles qui ne sont pas de la famille.

Que dire en conclusion de ces études qui se penchent sur des aspects de la vie sociale des chimpanzés et  illustrent les faits de délinquance qui s’y manifestent ? Il faut être prudent sur le sujet, pas de conclusion hâtive qui contribuerait à établir un parallèle avec nos mœurs. Certes, les chimpanzés sont nos cousins : nos deux rameaux ont divergé voici 7 millions d’années. Mais c’est long 7 millions d’années, surtout à la fin : en devenant Homo sapiens, nous sommes devenus très « différents » des autres membres de la famille ! De plus notre connaissance des habitudes et mœurs de ces cousins éloignés reste incomplète : à ce jour seuls les crimes de sang sont chez eux à ce jour étudiés, répertoriés et comptés. Il est plusieurs délits, communs dans les sociétés humaines qu’il y a peu de chance que l’on constate chez eux : vols et dégradations de biens par exemple. À l’inverse la rubrique « affaires familiales »  est sans aucun doute plus riche de débordements chez les chimpanzés que dans nos sociétés. Délits sexuels, maltraitances à l’endroit de proches, y compris et surtout les jeunes, souvent  suivis de cannibalisme sont fréquemment observés. Chez les chimpanzés quand on secoue le cocotier après avoir de façon pressante inviter à y grimper les membres de la famille, ce n’est pas que pour manger les fruits de l’arbre lorsqu’ils chutent ! Attention : cette vidéo parmi beaucoup d’autres est cruelle http://www.youtube.com/watch?v=-wGVMPUt9VU

Tout ceci pour dire que tout parallèle qui inviterait à comparer mœurs des singes et ceux des hommes, pour instructifs qu’il soient, ne méritent pas qu’on s’attarde aux détails, voire qu’on disserte et généralise. Mais pour les deux espèces, survivre et procréer est impératif. N’est-ce pas Gengis Khan ?

 

 

(1) Michael L. Wilson, et al. 2014. Lethal aggression in Pan is better explained by adaptive strategies than human impacts. Nature 513, 414–417 (18 September 2014) doi:10.1038/nature13727