Ce n’est pas une question de politique, mais d’usage comme on va le voir : de quelle main, la droite ou la gauche êtes-vous le plus habile ? La réponse est sans appel : 90 % des humains sont droitiers. Qu’importe le sexe, la latitude où ils vivent, les religions qu’ils pratiquent, le milieu culturel où ils naissent et vivent : une très forte majorité utilise en premier reflexe sa main droite pour saisir et se protéger, mastique ses aliments en les mâchant d’abord avec la rangée dentaire droite, et s’il s’agit de sauter, c’est le pied droit qui est en premier sollicité et devient pied d‘appel. Et puis, si l’on observe l’implantation des cheveux sur le cuir chevelu, le plus souvent sur l’apex du crâne se dessine une spire dextrogyre : les mèches de cheveux des nouveaux nés et adultes s’enroulent dans la majorité des cas (environ 90%) dans le sens des aiguilles d’une montre.


Ainsi les droitiers sont-ils largement majoritaires, et le langage courant en fait même une norme, jusqu’à moquer durement ceux qui y dérogent : gauche ou sénestre, pas loin de sinistre, sont des adjectifs à forte connotation péjorative.
Ce qui est troublant est que cette proportion de 9 sur 10 se maintient depuis presque la nuit des temps : les archives fossiles témoignent que nous sommes droitiers depuis au moins deux millions d’années, et une étude de l’usure des dents de néanderthaliens montre que ces contemporains des Homo sapiens, eux aussi l’étaient.
Qu’en est-il de nos cousins les grands singes ? Tous les Primates sont-ils droitiers de naissance ? La situation apparaît à l’échelle de notre famille moins tranchée. Reconnaissons que ce type d’étude n’est pas aisé. Aussi dans un premier temps s’est-on penché par commodité sur les habitudes gestuelles d’animaux en captivité, en l’occurrence des chimpanzés. On peut voir sur les images qui suivent que nos cousins emprisonnés, pour parvenir à leurs fins, grappiller quelques parcelles de beurre de cacahuètes, usent de préférence la main droite

Des critiques ont fait remarquer que le comportement des animaux en captivité est biaisé : et si les chimpanzés que l’on teste avaient la fâcheuse manie, c’est le cas de le dire, d’imiter leur entourage humain et de n’être droitier que par sympathie pour leurs maîtres ?
Regardons alors les animaux sauvages. Le plus souvent ce qui est observé dans la nature est que chimpanzés et gorilles eux aussi, lorsqu’ils ont à manipuler des objets qui nécessitent l’usage des deux mains, sont plutôt droitiers. Ce n’est pas le cas des orang outans qui sont plutôt gauchers, et d’autres singes montrent aussi cette préférence dans l’usage de leurs mains et pieds.
Mes collègues généticiens de Montpellier se sont souciés de déceler quelle pression de sélection pourrait être à l’origine du maintien de ce biais dans la gestuelle (1). Ils avancent l’ hypothèse que la rareté des gauchers leur procure deux types d’avantage : ils sont capables de faire certaines manipulations plus difficiles voire impossibles pour un droitier ; il faut donc qu’ils gardent cet avantage, car si la proportion de gauchers augmente, ils le perdent. C’est ainsi que les sportifs gauchers au tennis et au ping-pong, à l’escrime, sont très appréciés, au point que la proportion de champions gauchers dépassent dans certaines disciplines la norme attendue. Le fait de faire s’affronter dans des combats de boxe, des matchs de tennis et autres compétitions individuelles un droitier et un gaucher rend plus difficile les prédictions sur les chances de victoire de l’un ou l’autre. A moins que le droitier n’ait été soumis à un entrainement spécifique, mais alors il faut en informer les parieurs puisqu’ il est plus difficile de faire des pronostics lorsque s’affrontent droitiers et gauches en combat singulier.
Les mêmes auteurs ont aussi étudié les actions punitives en vigueur dans des ethnies africaines où le crime de sang est la conclusion logique d’un conflit familial ou tribal, et ce pour une époque où ces populations étaient peu touchées par la civilisation moderne. Pour exécuter l’adversaire, on usait alors de couteaux, machettes et autres outils contondants. Une étude des aptitudes gestuelles des criminels et des résultats obtenus montre que les gauchers se montraient beaucoup plus efficaces et habiles dans l’exécution de leurs projets criminels que les droitiers. Cela est resté vrai tant que ces sociétés n’ont pas eu accès aux armes à feu (pistolets, fusils, etc..). Mais à partir de la période où ces objets deviennent disponibles, il y a rééquilibrage entre criminels gauchers et droitiers et ces derniers deviennent tout aussi performants que les gauchers. Il y a rééquilibrage entre criminels gauchers et droitiers du point de vue des succès que les deux groupes obtiennent, et ces derniers se montrent aussi efficaces que les gauchers. D’une certaine façon, le phénomène s’inscrit dans un processus que résume l’adage « c’est la rançon du progrès ».
Envisageons maintenant le mode d’implantation des cheveux sur le crâne qui peut épouser une spire dans le sens dextre ou sénestre. L’héritabilité génétique de ce caractère fait peu de doute pour Amar J.S Klar, le spécialiste le plus en vue sur la question. Cependant sa répartition à l’échelle de la population mondiale reste mal comprise, aussi reste-t-il très prudent (2). Il dit avoir constaté dans la population nord américaine blanche que les « non droitiers » représentent 8.4 % des cas, chiffre proche du 1/10 constaté pour ceux qui préfèrent en première intention faire usage de leur main gauche. Il a aussi relevé dans 5% des cas une double spire occipitale, gauche et droite

Par ailleurs, à l’occasion d’un voyage au Japon, la simple observation des passagers qui avec lui attendaient dans un aéroport, lui a permis de constater que les chevelures des japonais sont pour moitié dextres et pour moitié sénestres !
Reconnaissons que ce type d’étude est difficile, car les artisans coiffeurs par les artifices capillaires qu’ils peignent et laquent ne facilitent pas la tâche des observateurs.
Je crois que nous ne viendrons pas à bout de ce vaste problème « pourquoi tant de droitiers » dans cette trop courte chronique. Certes nos ancêtres poissons étaient d’apparence animaux très symétriques, le droit ne l’emportant pas à première vue sur le gauche. Mais l’étaient-ils vraiment ? Comme en toute chose, il y a le paraître et l’être. De ce point de vue, l’homme de Vitrure de Léonard de Vinci, modèle d’équilibre et de symétrie, expose lorsqu’on l’écorche, une réalité bien différente puisque est mise en lumière l’asymétrie de la distribution de ses organes internes.

Main droite ou main gauche, spire capillaire droite ou gauche, foie à droite, cœur plutôt à gauche, avec le pancréas, l’estomac et l’intestin, deux lobes de poumon à gauche et trois à droite, sans compter les deux lobes du cerveau qui sont aussi dissymétriques, et chacun destiné à des tâches fort différentes. Le droit assure celles de simple gestion des acquis, le gauche, chez les droitiers, se livre à des activités plus spéculatives, susceptibles d’engager vers l’innovation, voire la rêverie, et surtout il est le siège de la parole… Pour autant les gauchers ne sont pas muets, heureusement…
Décidemment, ce billet ne peut être que le premier épisode d’un feuilleton. Et quitte à déplaire, je m’engage à ne privilégier ni la droite ni la gauche : la politique sera absente de ces exposés , je tiendrai promesse, jusqu’à risquer mon siège.
A suivre…
(1) C. Faurie & M. Raymond. 2013. The fighting hypothesis as an evolutionary explanation for the handedness polymorphism in humans : where are we ? . Ann. N.Y. Acad. Sci. 1288 (2013) : 110–113.
(2) Klar AJ. 2014. Handedness, dexterity, and scalp hair whorls. Ann Cardiothorac. Surg. 2014 Jan 04. doi: 10.3978/ j.issn.2225-319X.2014.02.01